Le peuple oublié des Appalaches — Blind Magazine (2024)

Dans le texte qu’il a inclus à son ouvrage intitulé From the Heads of the Hollers (récemment paru aux éditions GOST), le photographe américain Shelby Lee Adams écrit: «J’ai demandé aux gens de regarder l’objectif de l’appareil pour y découvrir leur propre reflet, tout en réfléchissant aux événements de leur vie qui ont compté pour eux. »

« Nous avons tous une expérience différente de la vie, imprimée au plus profond de nous, et qui influence notre apparence. Lorsqu’un photographe a une vraie relation avec ses sujets, les faux-semblants et les masques tombent, laissant place à un portrait plus authentique et captivant », poursuit le photographe conscient que la culture des montagnes des Appalaches est indépendante de la culture populaire, et que les images qui illustrent le mode de vie des habitants ont un caractère particulier. « Souvent, nous pouvons découvrir dans une photographie quelque chose de nous-même, nous remémorer notre histoire, retrouver des souvenirs, et avoir un aperçu de notre propre caractère. Il est important pour moi que mes sujets voient et approuvent mes images et les jugent authentiques. »

Pendant plus de 40 ans, Shelby Lee Adams a passé ses étés à sillonner les montagnes de l’est de l’Etat du Kentucky, pour réaliser des images des habitants de cette région des Appalaches. Il a photographié les mêmes personnes à plusieurs reprises au fil des ans, d’autres seulement une fois, et dans certains cas, plusieurs générations de la même famille. Chacun est représenté tel qu’il choisit d’être vu. Certains sont assis, d’autres debout. Certains sont à l’intérieur de leur maison, tandis que d’autres sont à l’extérieur. Mais toutes ces images révèlent des détails de la vie intime des sujets.

Ces voyages annuels ont permis à Adams de renouer avec son enfance, de la revivre, dans ces mêmes montagnes et vallées isolées où il avait grandi – les hollers, des vallées généralement étroites traversées par des routes à voie unique. Adams est né à Hazard, dans le Kentucky, en 1950. Mais il a passé beaucoup de temps avec ses grands-parents, qui vivaient à Johnson’s Fork, dans la vallée de Hot Spot. Le père d’Adams travaillait pour une compagnie de gaz privée, et il était souvent en déplacement le long de la côte Est.

« Quand j’ai atteint l’âge d’entrer au lycée, mon père a eu l’opportunité d’aller travailler à Utrecht, en Hollande. Mes parents allaient y passer un an. J’aurais dû m’inscrire à l’école militaire d’Utrecht, parce que c’était la seule qui avait une place disponible pour moi mais j’ai refusé. Nous avons alors décidé que je resterais avec mes grands-parents dans l’est du Kentucky. »

Une jeunesse comme médiateur

C’est pendant ses années de lycée qu’Adams est confronté pour la première fois à des photographes professionnels, à ce qu’ils font et à leur manière de travailler. En avril 1964, à Inez (KY), le président Lyndon Johnson annonce qu’il va mener une «guerre contre la pauvreté», assis sur le seuil de la maison de Tommy Fletcher, père de huit enfants – un homme qui deviendra, aux yeux de beaucoup, le symbole des conditions de vie dans les Appalaches. Le plan du président est d’aider les démunis à s’extraire du cycle de la pauvreté en leur fournissant des compétences professionnelles, une éducation et un soutien pour trouver du travail. Des équipes de presse ne tardent pas à se rendre sur les lieux.

Adams aide les journalistes en qualité de «médiateur». Son oncle est médecin de campagne, et lorsque les journalistes se présentent à son bureau pour demander à être guidés dans la région, Adams a pour mission de s’occuper d’eux. Pendant ses années de lycée, de nombreux documentaires sont en cours de réalisation– le Washington Post, et des magazines tels que Life et Look couvrent largement la question. C’est une période très active pour Adams: il ne prend pas encore de photographies, mais guide les photographes et observe la manière dont ils illustrent le problème de la pauvreté.

« J’ai dit : ‘Mais ce n’est pas du passé. Je connais des gens comme ça aujourd’hui.’ J’étais à Cleveland, dans l’Ohio, et cela n’a pas été très bien reçu »

« Ceci a vraiment été ma première rencontre avec des photographes professionnels. Je ne travaillais pas vraiment pour eux et je ne faisais que les conduire, leur montrer les différents endroits où ils demandaient à aller. C’est ainsi que je suis venu à la photographie », raconte Adams. « J’avais fait du dessin et de la peinture tout au long de mes années de lycée, dans la classe d’un excellent professeur d’art. Puis je suis entré au Cleveland Art Institute. C’est en deuxième année que j’ai commencé à suivre des cours de photographie.»

La preuve par l’image

Et c’est, en quelque sorte, pour prouver à l’un de ses professeurs de photographie qu’il a tort qu’Adams va photographier les habitants de l’est du Kentucky. Le professeur avait montré à la classe les photographies de la Farm Security Administration (FSA), et dans ces images, Adams avait reconnu le type de personnes avec lesquelles il avait grandi.

« J’ai levé la main en classe, je m’en souviens. J’ai dit : ‘Mais ce n’est pas du passé. Je connais des gens comme ça aujourd’hui.’ J’étais à Cleveland, dans l’Ohio, et cela n’a pas été très bien reçu. J’ai donc décidé de prouver que ce type avait tort. Pendant les vacances de printemps, je suis rentré chez moi et j’ai commencé à photographier les Appalaches telles que je les connaissais. »

Quand il rapporte ses images, réalisées dans son propre style plutôt que dans celui de Walker Evans ou autres photographes de la FSA, ses professeurs sont impressionnés et l’encouragent à poursuivre. Adams s’efforce alors de montrer qu’il y a une culture propre aux Appalaches, et que malgré tous les problèmes que connaissent les habitants, la situation n’est pas désespérée.

Ses premières photographies sont des portraits de ses grands-parents et autres membres de sa famille, ainsi que des patients de son oncle médecin.A tous ses sujets, il montre les photos qu’il a prises d’eux, et profite de cette occasion pour leur demander de le présenter à d’autres familles, afin de pouvoir poursuivre son travail. Ainsi, au fil des ans, son réseau de relations ne va cesser de croître.

Cette méthode de travail collaborative avec ses sujets diffère de celle des autres photographes, auxquels il a servi de guide lorsqu’il était au lycée. Sa démarche est subjective au contraire de la leur, et il est important pour lui que ses sujets veuillent être photographiés. Il ne tentera jamais de le faire sans leur accord.

« Dès le début de ce projet, mes visites répétées aux gens ont changé ma perspective sur eux et sur mon propre travail. Au fil du temps, j’ai perçu des choses différentes en eux, aussi bien qu’en moi-même. J’avais l’impression que notre collaboration devenait plus forte. Mes sujets se sont davantage investis dans la réalisation de leurs propres images, car ils savaient comment s’étaient passé les séances de prises de vue précédentes, ils avaient vu les Polaroïds, et cela leur a donné des idées sur la manière dont ils voulaient être photographiés à nouveau, et à choisir le lieu.»

A l’heure actuelle, Adams continue de parcourir ses archives, de faire lui-même des tirages de toutes les photographies qu’il a négligées auparavant, et de se rendre régulièrement dans le Kentucky. Il a dû cependant changer sa méthode de travail: alors qu’il utilisait à l’origine un appareil photo 4×5 et un film Polaroid, il est désormais passé au numérique, à contrecoeur.

« En 2010, ils ont arrêté la fabrication du film que j’utilisais, le Polaroid Type 52. Il fallait vingt secondes pour obtenir un beau tirage. Sans ce film, je ne pouvais plus développer l’image pour la montrer à mes sujets en vingt, trente secondes. Et vraiment, le travail sur le terrain est devenu difficile. Au cours des dix dernières années, je n’ai fait que de la photo numérique couleur… Mais ce que j’aimais vraiment, c’était travailler avec un film 4×5. Ensuite, après le Polaroid, nous exposions des négatifs. Je prenais les Polaroids juste pour les partager avec mes sujets, pour avoir une trace, je leur en donnais un, j’en gardais un. Ensuite, quand je leur rapportais des tirages 8×10 ou 11×14, je les leur donnais et leur demandais de signer un formulaire de renonciation du droit à l’image.»

Une culture authentique

La vie dans les Appalaches a changé, au fil des ans. La région compte désormais de nombreuses infrastructures qui étaient totalement absentes autrefois. On a construit des hôpitaux, des routes, des collèges communautaires, des fast-foods, modernisé les logements, et l’on a désormais accès au câble TV et à l’Internet.

« Selon moi, la controverse entourant mon travail est perpétuée par des gens de la classe moyenne, qui vivent à présent dans des maisons en briques à flanc de colline ou des caravanes à deux niveaux, et ils ont honte lorsqu’ils voient mes photos »

«Pourtant, dans ces vallées reculées que sont les hollers, certains vivent encore comme autrefois. Ce sont eux qui m’intéressent, en tant que photographe, ils représentent la culture authentique qui a ses propres caractéristiques, ses propres valeurs. C’était la culture de mes grands-parents, mais elle est en train de disparaître.»

Le travail d’Adams est sujet à controverse, cependant. Une classe moyenne s’est développée dans les Appalaches, et ces habitants estiment qu’Adams donne d’eux une image négative, en s’intéressant exclusivement au mode de vie rural.

« Selon moi, la controverse entourant mon travail est perpétuée par des gens de la classe moyenne, qui vivent à présent dans des maisons en briques à flanc de colline ou des caravanes à deux niveaux », se défend le photographe. « Ils ont honte lorsqu’ils voient mes photos. Ils se disent: ‘Nous ne ressemblons pas à cela, ces photos essaient de donner une mauvaise image de nous.’ Ils ne voient pas que je préserve une culture de vie rurale qui disparaît de l’Amérique. »

C’est dans ce contexte de préjugés économiques et sociaux envers les pauvres que le travail d’Adams pour garder trace de leur mode de vie revêt une importance culturelle. Et ce n’est qu’avec l’aide et la coopération des montagnards des hollers que ce travail peut être accompli. « Je me place toujours du point de vue de mes sujets. Plutôt que de montrer des conditions de vie, j’essaie de montrer les rituels, l’esprit, la dignité, la grâce, la générosité et l’humanité de ce peuple des montagnes, en collaborant pleinement avec eux.»

From the Heads of the Hollers est publié par GOST, et l’ouvrage est disponible sur leur site Web. Un don de 10% du produit de la vente du livre acheté directement par GOST sera reversé au Team Kentucky Relief Fund.


Une exposition intitulée «From the Heads of the Hollers» est simultanément présentée à la Paul Paletti Gallery de Louisville (Kentucky) du 5 octobre au 29 décembre 2023 dans le cadre de la Louisville Photo Biennial.

Le peuple oublié des Appalaches — Blind Magazine (2024)

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